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La culpabilité 4


C’est pas vraiment le cas ces jours-ci… mais quand j’ai de bonnes périodes, où j’arrive à accomplir pas mal de choses, où je me sens plus normale… invariablement, je me sens coupable de ne pas travailler.

Ça vient beaucoup du regard des autres, de questions qu’on me pose, où, sans me le dire clairement, je sens le questionnement « mais si tu arrives à faire ça, pourquoi ne travailles-tu pas? »… ça vient aussi, surtout, de la philosophie de la société dans laquelle on vit… société où il faut être productif. Où la première question qu’on pose aux gens qu’on rencontre n’est pas « qu’aimes-tu » ou « qu’est-ce qui te définit » mais bien « qu’est-ce que tu fais dans la vie? »… en s’attendant d’obtenir un titre d’emploi comme réponse. Une société où le proverbe « les absents ont toujours tort » est dénaturé et pris au pied de la lettre, où l’employé qui se présente malade est félicité et vu en héros, plutôt que pointé du doigt comme celui qui propage ses virus à tous ses collègues et sera moins productif…

Bref, dès que j’ai un regain d’énergie et que je passe une journée qui me semble normale… surtout si plusieurs de ces journées se suivent… la culpabilité me prend et le hamster dans ma tête se met à courir: j’essaie de trouver des façons de retourner sur le marché du travail. De ne plus être un fardeau pour la société. De ne plus être jugée ainsi, surtout…

Et pourtant, dès que l’on regarde les choses objectivement… on s’aperçoit que ça ne fait pas de sens!

Premièrement, à la base de tout… mes journées en forme, « normales »… ne le sont pas! Ça me semble ainsi simplement par contraste avec mes mauvaises journées… Si j’ai passé une semaine alitée, puis plusieurs semaines à pouvoir à peine accomplir quelques gestes normaux au quotidien, c’est clair que quelques semaines à avoir de bonnes réserves d’énergie, sans trop souffrir, me semblent un retour à ma vie d’avant.
Sauf que si je m’arrête et que je regarde ces journées « normales »… ce que j’accomplis vraiment… ce sont des choses que les gens normaux font dans une journée, en plus de travailler. Par exemple, je m’emballe quand j’arrive à faire des courses, du lavage et à cuisiner dans une même journée sans éprouver de malaise. Mais je dois prendre des petits repos, et tout me prend du temps.
Si je passais mon énergie, ces jours-là, à travailler… je serais incapable d’accomplir les tâches ménagères, incapable de cuisiner. Je me souviens d’ailleurs, quand je suis tombée malade, et que j’essayais d’aller travailler. C’était ainsi. Je n’arrivais pas à tout faire. Je devais choisir… et à force d’essayer de travailler, même à temps partiel, en ne me présentant pas tous les jours, mon état se détériorait de plus en plus.
Ce que j’essaie d’expliquer… c’est que même si je me SENS normale dans ces bonnes journées… même si, dans les vraiment bonnes journées, j’arriverais effectivement à travailler… mes réserves d’énergie sont malgré tout trop limitées pour vivre une vie normale.
Je suis sûre qu’il y en aurait pour me répondre que travailler est la chose la plus importante, et tant pis si mes vêtements ne sont pas lavés, si je suis incapable de cuisiner ou laver ma vaisselle, si je n’ai plus d’énergie pour avoir une vie sociale et tout ça. Mais je ne suis pas d’accord.

Autre point… ces périodes de « bonne santé » ne durent pas. Et plus j’en profite, moins elles durent. Je peux pousser, dépasser mes limites… mais seulement pendant un certain temps.
Il y a quelques années, j’ai été aider mon père à son travail. Il était travailleur autonome et s’était blessé, et n’avait personne pour le remplacer. J’ai réussi à l’aider pendant une semaine, difficilement. J’étais dans une bonne période, évidemment, autrement, je n’y serais pas arrivée. Mais à la fin de la semaine, j’ai fait une laryngite… j’ai poussé pour terminer… J’ai été alitée toute la semaine qui a suivi, il a dû trouver quelqu’un d’autre! Et par la suite, j’ai été dans une mauvaise passe pendant plusieurs semaines…

Dans le même ordre d’idée, ma santé n’est pas prévisible. Je peux prévoir que si je pousse mon système, je vais « payer » par la suite… que si je dépasse mes limites, je frapperai un creux. Mais je ne peux pas prévoir les infections que j’attrape, ni le temps que ça va prendre pour me remettre. Je ne peux pas prévoir les crises d’arthrose, les migraines, ni leur intensité. Je faisais des migraines et des crises d’arthrose avant que mon syndrome d’Ehlers-Danlos se complique, avant 2003. Et sauf exception, ça ne m’empêchait pas de fonctionner. J’allais travailler, étudier, malgré tout. C’était simplement plus difficile. Par contre, maintenant, avec les autres symptômes, c’est beaucoup plus difficile pour moi de fonctionner quand même lors de ces crises.

On entend parfois parler d’emplois adaptés pour les personnes handicapées. De postes de travail adaptés pour un aveugle, ou pour une personne en chaise roulante… mais je ne connais aucun employeur qui accepterait d’engager quelqu’un qui n’a assez d’énergie que pour faire du temps partiel… qui a des troubles cognitifs… qui ne sait pas quels jours elle sera présente… et qui risque de ne pas être présente du tout pendant plusieurs semaines de file, plusieurs fois par an! On appelle ça un employé peu fiable. Sur qui on ne peut pas compter.

Même les occasions de bénévolat me sont rares, pour cette raison-là! Les gens ont besoin de pouvoir compter sur toi! Et bien que je sois quelqu’un de parole… mon corps ne l’est pas.

Je ne peux jamais garantir que, si je dis « je serai là lundi prochain », je pourrai effectivement être là.

Je peux, cependant, effectuer du travail à la maison. Mais définitivement pas assez pour subvenir à mes besoins! Et malheureusement… avec de tels contrats, encore une fois… il faut être sûr de pouvoir répondre à la demande! Quand j’ai essayé de retourner aux études, j’ai presque toujours eu besoin de demander des extensions pour arriver à remettre mes travaux, car ma santé m’avait empêché de les faire dans les temps… la personne qui a payé pour faire effectuer une tâche et a un deadline ne pourrait pas m’accomoder comme ça!
Et de plus… ce sont des contrats très difficile à obtenir, qui demandent en général de se déplacer quand même… ce que je peux rarement faire.

 

…La culpabilité ne s’arrête pas au travail rémunéré, cependant.

Il m’arrive d’avoir une faiblesse, ou d’être en crise… et je suis alors incapable de faire quoi que ce soit dans la maison.
Il se peut alors que mon père passe l’aspirateur autour de moi… que ma mère doive terminer la brassée de lavage que j’ai commencé, ou soit seule pour préparer le repas.

Et souvent j’ai l’impression que je devrais être au lit à ne rien faire, ou misérablement écrasée sur le sofa à regarder la télé sans bouger. Parce que s’ils me voient assise dans mon sofa inclinable en train de lire un livre ou avec le laptop sur les genoux, à écouter de la musique et clavarder avec un ami… je n’ai alors pas l’air malade. Peu importe que j’aie envie de mourir tellement j’ai mal, ou que je vienne juste de me relever la tête… j’ai l’air de simplement m’amuser, de prendre ça relax.
Je ne sais pas si c’est l’impression qu’ils ont, si c’est ce qu’ils pensent. Mais je me sens comme ça.

Peut-être que si je suis assez bien pour tolérer la musique (je dois aller VRAIMENT mal pour ne plus tolérer la musique!), pour utiliser un ordi… je devrais faire un effort et aider dans la maison… non?
Et pourtant, je sais très bien que je suis assise ici parce que 20 minutes plus tôt j’ai failli m’évanouir.
Ou parce que j’ai déjà assez fait, et que je dois me retenir d’en faire plus si je veux m’assurer de pouvoir en faire encore demain.

Bref… la culpabilité.
Non, je ne l’ai pas encore maîtrisée. J’arrive à la rationnaliser. Sans plus.

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4 commentaires sur “La culpabilité

  • Ehlers Danlos [FR] (@EhlersDanlos49)

    Ah notre amie la culpabilité… J’en ai à revendre, mais je vois que toi aussi… Bon ben je la garde alors 😉
    Plus sérieusement, il est vrai qu’à nous regarder la plupart du temps, personne ne s’aperçoit de rien et personne ne remarque qu’on souffre…
    Parce que oui il faut avoir l’air malade pour être crédible dans notre société…
    Plein de courage à vous! Et ne culpabilisez pas, le repos, l’écoute de son corps sont important surtout chez nous 😉

    • Dan

      Merci…
      Oui, j’apprends à vivre avec. Et c’est pas toujours le regard des autres ni ce qu’ils disent… c’est ce que JE PENSE qu’ils vont penser… ou simplement mon propre raisonnement…
      On va finir, un jour, par y arriver! 🙂
      (et en passant, tu peux me tutoyer! haha)

  • Geneviève Bourlon

    Tout ce que tu décris dans ce témoignage, je le vis aussi. En plus quand j’ai apris que j’avais le SED, ma famille ne m’a pas crue, cela à été très pénible de vivre cela.
    Aujourd’hui, je me bats et je m’entoure des bonnes personnes qui m’aident à surmonter les difficultés du quotidien. Bon courage à toi.

    • Dan

      Je suis vraiment désolée d’apprendre ça. 🙁
      Moi ça a vraiment été l’inverse… quand j’ai eu enfin le diagnostic de SED, tout a été plus facile. Depuis que je l’ai, c’est tellement plus aisé d’expliquer aux gens ce que j’ai, et leur réaction est beaucoup moins le doute ou l’incompréhension. Ça a un nom « sérieux », imprononçable, donc ça doit être grave… c’est génétique, donc c’est vrai. Et puisque j’ai le diagnostic d’un médecin… personne n’a jamais mis ça en doute.
      Je suis vraiment aterrée que ta famille puisse mettre le diagnostic en doute… c’est incroyable.
      Tu fais bien de t’entourer des bonnes personnes!
      Bon courage à TOI!