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Avoir le cerveau dans la guimauve


Ça arrive à tout le monde: on a un mot ou une information sur le bout de la langue, ça ne veut pas, incapable de trouver, même si on est absolument certain de le savoir!
Ou on s’enfarge dans ses mots en parlant et ça donne un drôle de résultat… et un fou rire garanti (sauf si on est en pleine chicane)…
Ou d’ouvrir le frigo et de se demander ce qu’on voulait, déjà?
Ou de commencer à raconter une anecdote, de devoir ouvrir une parenthèse (« ah, c’est que j’avais oublié de t’expliquer que… »)… puis on se demande pourquoi on avait commencé la parenthèse… et on ne se souvient plus du tout de l’anecdote… « pourquoi je te parlais de ça, là? ».
Ou encore, plus fatigué, notre pensée abstraite, notre capacité de raisonnement, fait défaut… tout d’un coup, 2+2=5… on n’arrive plus à lire un texte un peu plus complexe… ou à expliquer un truc compliqué à quelqu’un…

Ça arrive à tout le monde, ça m’arrivait aussi « avant », c’est juste normal et personne n’en fait de cas.

Mais entre 2003 et 2010, ça m’arrivait x1000, plusieurs fois par jour, pour des situations des plus anodines.
Le mot sur le bout de la langue, c’était « table » ou « manteau » pas le nom d’un acteur ou un terme rarement utilisé, par exemple.
Après avoir obtenu un baccalauréat, après avoir pondu des textes d’analyse de littérature française au CÉGEP (et donc, après avoir lu Proust et Dante, entre autres auteurs pas évidents…), j’arrivais difficilement à lire le Journal de Montréal… pourtant pas reconnu pour la qualité de ses textes! Je faisais de la dyslexie, les lignes se mélangeaient devant mes yeux, et je pouvais en sortir une interprétation des plus farfelues… Parce qu’une file d’attente à la banque, ça fait plus de sens que des filles dans un bain… 😉

Je passais mon temps à relire les mêmes paragraphes, parce que ma mémoire à court terme et ma concentration fonctionnaient si mal que mes yeux parcouraient le texte, mais rien ne s’enregistrait, sauf au prix d’un grand effort. Et quand je lisais « pour vrai », ça ne faisait pas souvent du sens.

J’ai essayé de retourner aux études, deux fois… à distance et en classe, pendant cette période… non seulement le texte de niveau universitaire me tuait, parce qu’à l’université, on ne dit jamais les choses simplement (ce n’est pas « une pomme rouge », c’est « un fruit pulpeux quasi-sphérique de couleur rougeâtre »…), mais aussi parce que je n’arrivais pas à écrire… la dyslexie me rattrapait là aussi… J’ai réalisé que ça n’avait pas de sens quand lors d’un examen, en plus d’avoir laissé la moitié des questions sans réponses, sans aucun souvenir d’avoir vu la matière (pas « mmm, je ne suis pas sûre », non, c’était complètement absent de ma mémoire), je me suis aperçue qu’en répondant à une question, j’avais changé de sujet en plein milieu d’une phrase!
Et encore, pour arriver à faire du sens des questions, je devais lire et relire, souligner les mots…

J’étais complètement prise au dépourvu. J’avais toujours été fière de ma vivacité d’esprit, et là c’était affreusement difficile de simplement fonctionner normalement.
Le syndrome d’Ehlers-Danlos et l’hypovolémie non contrôlée m’enlevaient tous mes moyens.

C’est un des facteurs qui a fait que j’ai dû cesser de travailler, d’ailleurs.
J’arrivais, de peine et de misère, à me rendre sur place et à faire un minimum d’heures (parce que mes assurances ne couvraient pas cette maladie alors sans diagnostic!).

À l’époque je cumulais 3 emplois. Je travaillais à l’hôpital Ste-Justine, aux archives et comme préposée aux bénéficiaires à l’urgence. Et je travaillais à contrat en régie de spectacle.
Et il m’est arrivé des problèmes dans les 3 emplois. À cause de ma brume mentale (entre autres…).

Tout d’abord aux urgences.
On me demandait de transporter des patients, en chaise roulante, ailleurs dans l’hôpital. Je me souviens être en train de pousser un jeune ado, et de devoir lui demander « on s’en va où, déjà? ». Efficace…
Ma dernière soirée, la goutte qui a fait déborder le vase… je faisais le nettoyage de la salle d’observation. Il y a un sac pour les draps souillés, et une poubelle …j’ai mis les draps à la poubelle, et les poubelles avec les draps!
Heureusement, je me suis aperçue de mon erreur, et il n’y avait aucune conséquence. Mais si je n’avais pas corrigé mon erreur, il aurait pu y en avoir, ne serait-ce que la perte de draps pour l’hôpital… mais surtout… et si j’avais mis des seringues souillées au mauvais endroit? Et si je faisais une autre erreur du genre, avec quelque chose qui portait à conséquence? C’était de trop. Me traîner péniblement au travail et souffrir en accomplissant mes tâches était une chose; mettre d’autres personnes en danger, c’était hors de question.
Ça, et d’autres raisons, m’ont poussé à remettre ma démission du service.

Aux archives, j’avais trop de douleurs et de faiblesses pour faire mon travail habituel, alors on m’a envoyé au sous-sol faire du classement… c’est un emploi facile: il s’agit de mettre les dossiers en ordre numérique et les replacer dans les étagères. Pas super facile physiquement, mais mes collègues, comme mon supérieur, étaient gentils, et me donnaient les dossiers des sections qui m’évitaient de me pencher.
Sauf que je me suis vite aperçue de l’ampleur de mon brouillard… j’étais incapable de placer mes dossiers en ordre numérique!!! Ça faisait 5 ans que je faisais ce boulot tous les weekends! Un collègue a dû ordonner ma pile… Mais après quelques heures j’ai dû abandonner.
Mon supérieur m’a donné une autre tâche, la réception.
Sauf que mon cerveau était même trop embrouillé pour ça: entre le moment de dire « vous voulez parler à Diane? D’accord je vous transfère! » et le moment où je devais pitonner son extension… je ne me souvenais plus quelle extension je devais faire… je devais reprendre la ligne, et re-demander « à qui vous vouliez parler, déjà? ». La honte!
Ça a été ma dernière journée.

Pour finir, en régie de scène… j’aurais dû y penser… s’il y a bien un métier où il faut avoir les réflexes bien aiguisés et la tête à son affaire, c’est en régie… c’est le métier où il faut penser pour les autres!… Je devais m’occuper de lancer les signaux d’entrée d’éclairages et d’acteurs, en plus de m’occuper de la bande sonore de quelques pièces de théâtre… et pour la première fois de ma vie, j’ai fait une erreur dans la bande-son, et j’ai eu de la difficulté à me rattraper. Mais surtout, j’ai trouvé le tout très pénible, ça me demandait un effort incroyable de concentration et je me sentais toujours au bord du désastre… Habituellement, je suis en pleine possession de mes moyens et c’est ce qui fait que je suis efficace, c’est pour cela que j’aimais ce métier!
L’effort exigé était effectivement énorme, parce que je me suis presque évanouie en terminant la soirée, et le lendemain j’étais incapable de terminer le contrat, incapable de sortir du lit. Un des pires moments de ma vie… ne pas pouvoir tenir parole, ne pas terminer un contrat. Placer la production en difficulté…

Depuis tout à l’heure, je parle de 2003 à 2010…
Depuis 2010, avec le fludrocortisone, la pression sanguine plus normale, j’ai les idées beaucoup plus claires. Ça va beaucoup mieux de ce côté aussi.

Cependant, je ne suis pas sortie du bois.
J’ai encore des problèmes cognitifs, tous les problèmes énumérés plus haut… mais beaucoup moins! Et moins souvent!
Je me situe entre la normale de « ça m’arrive comme tout le monde », comme avant 2003, et le niveau affreux d’avant 2010… C’est pire quand je suis plus malade (comme si j’ai une infection) et quand je suis très fatiguée… comme tous mes autres symptômes, quoi!
Je peux maintenant écrire beaucoup plus facilement (quelle surprise… je suis sûre que vous ne vous en doutiez pas! haha), je peux lire des livres à nouveau (mais Proust… pas sûre), j’ai été capable de faire de la régie de scène bénévolement… mais je n’oserais pas faire de la régie de salle (la régie principale, quoi, alors que la régie de scène est secondaire et a moins de responsabilités)… et je n’oserais pas non plus signer un contrat et risquer de laisser une production en plan à la dernière minute à cause d’une crise.

Bien qu’il y ait encore peu de recherche sur le sujet, il semble prouvé que la basse pression dont je souffrais ait causé une hypo-perfusion au niveau du cerveau (comme de tous mes autres organes… c’est pour ça que j’avais tant de problème partout!), et selon les recherches à date, il est probable que des neurones aient subi des dommages ou soient carrément morts pendant ces années-là, en manque d’oxygène ou d’autres nutrients… Ce serait pour cela que je ne suis pas retournée à mes capacités pré-2003…

Maintenant, quand mes symptômes sont l’enfer et que mes problèmes cognitifs s’en mêlent (que j’ai plus de symptômes comme chercher mes mots), je ne sais pas si c’est que je n’ai pas l’énergie pour compenser les pertes de neurones, si c’est que ma pression sanguine baisse assez pour que je sois en hypo-perfusion, ou si, simplement, l’ampleur des autres symptômes m’empêche de me concentrer! Parce que, quand on a très mal, il est plutôt difficile de faire travailler son cerveau! Vous essaierez de faire un calcul compliqué la prochaine fois que vous vous cognerez le petit orteil! 🙂
C’est possiblement un mélange de tout ça…

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